Sous le masque panafricain : la nouvelle offensive conservatrice trumpiste en Afrique
La Conférence Panafricaine sur les « Valeurs Familiales » à Nairobi révèle les dynamiques d'influence conservatrice en Afrique, dans un contexte post-électoral américain favorable à cette stratégie.
La deuxième Conférence Panafricaine sur les « Valeurs Familiales » s'ouvre aujourd'hui dans la capitale kényane sous l'égide de l'African Christian Professionals Forum (ACPF) et sa branche kényane (KCPF). Cet événement, qui se présente comme une célébration de l'identité culturelle africaine, marque en réalité, selon rapport publié par IPAS en amont de la conférence, l'aboutissement d'une stratégie d'influence conservatrice transatlantique (une reconquête idéologique) qui trouve désormais son plein essor sous l'administration Trump récemment réinstallée.
La prophétie réalisée de l'influence trumpiste
En 2023, le média progressiste In These Times publiait une analyse prédisant précisément ce phénomène à travers le projet Protego issu du Project 2025, élaboré par la Heritage Foundation. Piloté par Valerie Huber, ancienne fonctionnaire du premier gouvernement Trump, ce programme visait à restructurer l'aide internationale américaine selon des critères moraux conservateurs. Trois ans plus tard, cette prédiction s'est matérialisée : l'administration Trump oriente désormais explicitement son soutien vers les ONG et États qui s'alignent sur sa vision des droits reproductifs et sexuels, créant un cercle vertueux pour les réseaux conservateurs africains qui, en retour, servent d'alliés stratégiques contre le multilatéralisme progressiste.
Une croisade mondiale sous pavillon africain
Derrière la façade panafricaine se cache un réseau conservateur mondial structuré autour de la Déclaration du Consensus de Genève, conçue en 2020 et signée par plusieurs pays africains dont le Kenya, le Burundi et l'Ouganda. Cette coalition internationale s'oppose explicitement à l'avortement et aux droits LGBTQ+, sous couvert de défendre la souveraineté, la santé maternelle et l'autonomie culturelle.
À Nairobi, les principaux acteurs de cette stratégie proviennent majoritairement des États-Unis, de Pologne et des Pays-Bas:
Acteurs américains : Austin Ruse (C-FAM), Valerie Huber (IWH— Institute for Women's Health), Travis Weber (Family Research Council), Ricky Chelette (Living Hope Ministries) et Thomas Jacobson (Global Life Campaign)
Acteurs européens : le Néerlandais Henk Jan van Schothorst (CCI— Christian Council International) et les juristes polonais Jerzy Kwaśniewski et Rafał Dorosiński (Ordo Iuris)
Organisations internationales : Political Network for Values (Madrid) et l'association française rebaptisée Syndicat de la Famille
Du côté africain, le KCPF mobilise des figures comme Wahome Ngare, son directeur également membre du chapitre africain de Children's Health Defense (dirigé par Robert F. Kennedy Jr), Anne Mbugua, présidente de l'ACPF, et des parlementaires comme Peter Kaluma, auteur du Family Protection Bill (2023) qui propose des sanctions sévères pour les actes homosexuels.
Ensemble, ces acteurs forment une constellation idéologique qui exporte une vision ultraconservatrice dans les pays du Sud, en particulier en Afrique. Leur faiblesse vient de leur isolement au sein même des sociétés occidentales. Aux États-Unis, ils ne peuvent imposer leur vision qu’à travers une présidence favorable. En Europe occidentale, ils sont minoritaires, voire marginalisés. D’où l’intérêt stratégique pour eux de « percer » dans les Suds, là où la foi religieuse est plus visible, où les structures juridiques sont parfois plus flexibles, et où certains dirigeants peuvent être séduits par un discours de souveraineté culturelle.
Le paradoxe des influences occidentales en Afrique
L'attrait des positions conservatrices américaines pour certains dirigeants africains s'explique partiellement par les tensions générées par les approches progressistes antérieures. L'influence des institutions occidentales progressistes—USAID sous administration démocrate, agences onusiennes, Banque mondiale, etc. —a souvent pris forme d'exigences perçues comme déconnectées des réalités locales.
Les conditionnalités liées à l'aide internationale, notamment l'exigence de reconnaissance des droits LGBTQ+ comme préalable au soutien financier, ont été largement interprétées comme une ingérence dans la souveraineté des États africains. Cette équation "aide contre agenda moral" imposée par les gouvernements progressistes occidentaux a nourri un ressentiment exploité aujourd'hui par le conservatisme trumpiste.
L'administration Trump actuelle, en retirant les exigences liées aux droits LGBTQ+ et en valorisant plutôt les "valeurs familiales traditionnelles," offre aux gouvernements africains une coopération sans les conditionnalités progressistes, un partenariat qui respecte ostensiblement leur souveraineté culturelle.
Ce phénomène n'est pas sans précédent : sous l'administration Bush, le programme PEPFAR avait déjà imposé des critères moraux—abstinence et fidélité—renforçant de facto les réseaux évangéliques locaux.
Dans ce contexte historique, les conservateurs d'aujourd'hui apparaissent moins comme des intrus que comme les héritiers d'un ordre déjà installé par la coopération internationale, offrant désormais l'avantage supplémentaire de ne pas exiger d'alignement sur des valeurs progressistes perçues comme étrangères aux contextes africains.
L'instrumentalisation politique des valeurs traditionnelles
L'efficacité du réseau ACPF/KCPF repose largement sur l'africanisation de son discours. En invoquant la souveraineté culturelle et la protection des traditions, ces groupes séduisent un public souvent méfiant vis-à-vis des injonctions occidentales. Or, s'il joue sur des ressorts légitimes, ce discours masque difficilement ses contradictions: les "valeurs africaines" promues sont souvent des produits d'importation récentes—un christianisme ultra-moraliste, hérité en partie du colonialisme missionnaire, recyclé en instrument politique.
Le Burundi illustre parfaitement cette instrumentalisation : le couple présidentiel Ndayishimiye, quoique absent de la conférence de Nairobi, soutient activement la Déclaration du Consensus de Genève. Angeline Ndayishimiye, Première Dame et militante pro-vie, utilise sa fondation et son influence au sein de l'Organisation des Premières Dames d'Afrique (OAFLAD) pour diffuser l'agenda conservateur dans un pays où 80% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Dans plusieurs pays africains confrontés à des défis institutionnels et sociaux considérables, les campagnes morales fonctionnent comme d'efficaces mécanismes de diversion politique. En Ouganda, la loi anti-LGBTQ+ de 2023 a été célébrée comme une victoire morale nationale, détournant l'attention d'une crise humanitaire aggravée. Au Burundi, l'agenda moral du régime coexiste avec des pénuries chroniques de carburant, l'exode des jeunes et les activités controversées de la milice Imbonerakure.
Entre “valeurs africaines” et priorités concrètes
La question fondamentale demeure celle de la pertinence : ces débats reflètent-ils réellement les priorités des populations africaines ? Les enquêtes d'opinion et études sociologiques suggèrent que les préoccupations premières sont l'accès à l'éducation, aux soins de santé, à la sécurité alimentaire et à l'emploi—davantage que les questions de morale sexuelle ou familiale. Ces croisades conservatrices fonctionnent souvent comme de puissantes diversions qui permettent à des gouvernements impopulaires ou autoritaires de détourner l'attention des problèmes structurels.
En Ouganda, la loi anti-LGBTQ+ de 2023 a été célébrée comme une victoire morale nationale, alors même que le pays était en proie à une crise humanitaire aggravée. Au Burundi, l'agenda moral du régime ne résout ni les pénuries chroniques de carburant, ni l'exode des jeunes, ni les exactions de la milice Imbonerakure. Cette politique de diversion morale sert à masquer les échecs des politiques publiques fondamentales.
L'Ubuntu, principe philosophique africain d'humanité partagée et de respect mutuel, pourrait inspirer une approche éthique plus équilibrée : préserver les structures communautaires sans sacrifier les droits individuels, défendre les valeurs collectives sans stigmatiser les différences. Cette philosophie, effectivement ancrée dans les traditions africaines, offre une alternative aux morales importées, qu'elles soient progressistes ou conservatrices.
L'Afrique, nouvel épicentre d'un affrontement idéologique mondial
La Conférence Panafricaine de Nairobi symbolise un tournant stratégique où le continent devient le théâtre d'affrontement entre deux visions globales—l'une progressiste mais parfois imposée sans adaptations aux contextes locaux, l'autre conservatrice et méthodiquement organisée. Dans cette confrontation idéologique internationale, les populations africaines risquent d'être instrumentalisées, divisées, et finalement négligées.
Entre l'impérialisme moral progressiste d'hier qui tolère le “WOKISME” et le néocolonialisme conservateur d'aujourd'hui exporté depuis Washington, une voie alternative reste à définir : celle d'une Afrique définissant elle-même ses propres équilibres entre valeurs communautaires et droits individuels, enracinée dans ses traditions authentiques tout en répondant aux aspirations prioritaires de ses populations, loin des agendas imposés de l'extérieur. L'enjeu dépasse largement les questions morales pour toucher au cœur même de l'autodétermination africaine dans un monde polarisé.
Face à cette double instrumentalisation, le journalisme a une responsabilité cruciale aussi : nommer les faits, dévoiler les intérêts sous-jacents, et rappeler inlassablement que les priorités africaines ne se décident ni à Washington, ni à Varsovie, ni même dans les salles de conférence climatisées de Nairobi — mais dans les besoins concrets et les aspirations légitimes des populations.