Le livre : « Libérée par le Pardon », le cri apaisé de Charlène Irakoze
Dans les terres meurtries du Burundi post-conflit, rares sont les voix qui osent se lever pour témoigner des blessures profondes laissées par la guerre civile.
Il y a des livres qu’on lit avec les yeux, et d’autres qui s’impriment dans les entrailles. Ce livre « Libérée par le Pardon », publié en mai 2025 aux éditions Argenlivre, appartient à cette rare catégorie. Dans ce témoignage bouleversant, Charlène Irakoze, une Burundaise marquée par la perte de son père, fonctionnaire civil tué en 1997 par une mine antichar à Bujumbura, transforme une douleur indicible en un acte de mémoire de résistance intérieure, et un appel à la réconciliation dans un pays encore hanté par ses blessures. Face à l’injustice — l’un des présumés responsables, Pierre Nkurunziza, deviendra président —, elle choisit le pardon, un chemin ardu éclairé par sa foi. Ainsi, à travers son chemin du pardon, Charlène Irakoze offre une lumière rare : celle d’une paix possible, même face à l’injustice. Ce récit, intime et universel, brise donc le silence et invite le Burundi, et au-delà, à guérir par la parole.
Une blessure dans l’engrenage de l’Histoire
Le drame de Charlène s’ancre dans la guerre civile burundaise (1993-2005), déclenchée par l’assassinat du président Melchior Ndadaye. En mars 1997, Bujumbura tremble sous les explosions de mines antichars attribuées aux rebelles du CNDD-FDD, dont Pierre Nkurunziza était alors un membre influent. Le père de Charlène, un civil fonctionnaire civil du ministère de la Fonction publique, est fauché. « C’était le choc, la colère, la douleur, l’angoisse et le vide » (p. 18), confie-t-elle, encore secouée, nous plongeant immédiatement dans l'abîme émotionnel qui s'est ouvert ce jour-là.
La jeune fille découvre un an plus tard, en 1998, devant la télévision nationale, que Pierre Nkurunziza, condamné à mort par contumace pour ces attentats, figure parmi les présumés responsables de cet attentat. Ce nom devient une obsession. Cette révélation provoque en elle une réaction viscérale : « J'étais figée, une grande colère m'envahit, m'étouffant presque » (p. 61), confie-t-elle. De cette rage naît alors un projet vengeur qui habitera ses pensées pendant des années : « J’avais 8 ans, je m’étais donné un deadline : à 25 ans, je devais tuer ce Pierre Nkurunziza » (p. 61).
Le destin individuel de Charlène croise l'Histoire avec un grand « H » lorsque celui qu'elle considère comme le meurtrier de son père devient président de la République en 2005. Cette ascension politique, suivie d'une annulation controversée de sa condamnation en 2011 par la Cour Suprême, ravive profondément le sentiment d'injustice et une trahison nationale. Face à ce bouleversement politique, la jeune femme s'interroge avec amertume : « Comment un pays… censé protéger ses citoyens et rendre justice, pouvait-il trahir ainsi les victimes d’un drame si flagrant ? » (p. 81). Cette double blessure — orpheline et citoyenne — aurait pu l’engloutir. Pourtant, elle refuse de se résigner, entamant un voyage intérieur où la haine cède peu à peu à la lumière.
De la haine à la lumière — un chemin de pardon
La force de « Libérée par le Pardon » réside dans la description minutieuse du processus qui mène l'auteure de la haine au pardon. Charlène Irakoze ne cache pas ses résistances face à cette démarche, qu'elle considère longtemps comme une trahison envers son père : « Je pensais que pardonner à celui qui avait été jugé comme un des présumés coupables des circonstances qui ont coûté la vie à mon papa serait une trahison envers lui. Je pensais que ce serait oublier ce qu'il représentait pour moi » (p. 92). Cette rage, née d’un « traumatisme [qui] avait fait de moi une prisonnière » (p. 76), la hante des années. Mais l’amour de sa mère, ses prières, et une foi chrétienne grandissante tracent un autre chemin.
Cette réticence légitime sera pourtant mise à l'épreuve par un événement inattendu. En 2021, un sermon prononcé par le pasteur Mohamed Sanogo en ligne devient un déclic. Il conseille : « Si tu n’arrives pas à pardonner, dis : Au nom de Jésus, je pardonne… et puis, tu dis le nom de la personne » (p. 133). Après une lutte déchirante, où « chaque mot arrachait quelque chose de profond en moi » (p. 139), elle prononce, enfin libérée : « Au nom de Jésus, je pardonne Pierre Nkurunziza » (p. 140).
Ce pardon, loin d’effacer la douleur, brise les chaînes de la colère. Charlène précise, lucide : « Pardonner, ce n’est pas oublier, ni excuser, mais se débarrasser du poids que tu portes » (p. 117), préservant ainsi la dignité du souvenir de son père. Parallèlement, elle affirme avec conviction que « le pardon ne remplace pas la justice » (p. 80), refusant toute confusion entre démarche personnelle de guérison et exigence de justice sociale. Cette nuance, ancrée dans une narration sincère, touche par sa capacité à universaliser une douleur singulière, invitant chacun à réfléchir à ses propres blessures.
Cette nuance, qui reconnaît la tension permanente entre mémoire, pardon et justice, permet à son message de résonner au-delà des sphères religieuses, touchant quiconque cherche à se libérer du poids de la rancœur sans renoncer à ses convictions morales ou politiques.
Une plume vive, parfois théorique
Sur le plan littéraire, « Libérée par le Pardon » captive par sa franchise. La plume de Charlène, directe et presque conversationnelle, transporte le lecteur dans son intimité. Les passages où elle évoque son deuil ou sa lutte intérieure, comme lorsqu’elle confesse « la rancune nous fait plus mal à nous qu’à celui qui nous a blessés » (p. 100), sont d’une intensité rare, créant une connexion immédiate avec son expérience.
Pourtant, certaines sections théoriques sur le traumatisme, bien qu’instructives, alourdissent le rythme, semblant didactiques. Ces moments, loin d’être vains, reflètent son effort pour comprendre son trauma et offrir des clés aux lecteurs, transformant son récit en guide. Malgré ce léger bémol, le livre reste un témoignage puissant et captivant, porté par une générosité sincère.
Une spiritualité qui éclaire sans exclure
La foi chrétienne constitue indéniablement le pilier du parcours de Charlène. Les prières de sa mère, son lien avec Jésus-Christ, et des instants comme sa prière « Notre Père » adaptée à sa peine — « Pardonne-nous nos offenses, et aide-moi à pardonner celui qui a tué mon papa… car je n’y arrive pas seule » (p. 128) — sont des phares dans sa tempête et des piliers de sa guérison. Charlène ne prêche pas ; elle partage un refuge. Cette spiritualité, bien que centrale, s’ouvre à tous. Lorsqu’elle définit le pardon comme « un cadeau que l’on se fait à soi-même » (p. 82), elle touche une vérité humaine : refuser la prison de la haine transcende les croyances. Elle invite, sans imposer, à méditer sur la liberté intérieure, respectant chaque sensibilité.
Témoigner pour guérir un pays blessé
Au-delà de son histoire personnelle, « Libérée par le Pardon » est un appel à briser le silence. Dans un Burundi où les blessures de la guerre civile restent tues, Charlène montre que la parole désamorce les cycles de haine, confessant : « Souvent, les coupables ne sont pas jugés. Je le sais, c’est mon cas. […] Mais, tant que je gardais cette haine, j’étais prisonnière » (p. 152). Tout en valorisant le pardon comme choix personnel, elle n’élude pas l’exigence de justice : « Pardonner ne veut pas dire accepter l’injustice et l’impunité » (p. 80). Son témoignage devient un appel vibrant aux Burundais — survivants, orphelins, exilés — à écrire, parler, nommer leurs douleurs. La lettre finale à son père en conclusion, où elle lui promet de vivre en paix, résonne comme un manifeste : « La liberté, c’est la plus belle façon d’honorer ceux qui ne sont plus là » (p. 118), affirme-t-elle avec une sagesse née de l'épreuve. Ce livre prouve que témoigner libère, individuellement et collectivement.
Une lumière à partager
« Libérée par le Pardon » est bien plus qu'un simple récit autobiographique. Il est un livre rare, non parce qu’il pardonne l’impardonnable, mais parce qu’il transforme la douleur en espoir. Sans prétendre offrir des solutions définitives à ces questions complexes, Charlène Irakoze donne voix aux silences du Burundi, offrant un chemin où pardonner n’est pas excuser, mais se libérer. Disponible sur le site de l’éditeur (argenlivre.com), sur Amazon, ou en contactant l’auteure (coordonnées en quatrième de couverture) pour une livraison en Europe, ce témoignage mérite d’être lu et largement partagé, tant pour sa valeur littéraire que pour sa contribution essentielle au travail de mémoire et de réconciliation.
À tous, il lance un défi : osez nommer vos blessures, osez écrire, osez chercher la paix. Comme Charlène l’affirme, apaisée : « Pardonner, c’est leur offrir une place dans un cœur libéré » (p. 117).