La souffrance partagée — Mise en Garde de Karayenga contre la focalisation sur le Génocide au Burundi
Sortir du cauchemar burundais — par la vérité, justice et mémoire
Ces derniers mois, les débats sur les crimes qui ont endeuillé le Burundi depuis l’indépendance – génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre – se sont intensifiés. Loin de favoriser une prise de conscience collective, ces échanges virent trop souvent à la discorde, attisant la haine, la vengeance et des lectures biaisées de l’histoire, au détriment d’une sortie durable de notre tragédie nationale.
Dans ce climat polarisé, l’intervention d’Athanase Karayenga, ancien directeur de la radio nationale burundaise et figure respectée du journalisme, m’a profondément marqué lors d’un récent débat avec des collègues journalistes. Avec son accord, je partage ses propos, dont la clarté et l’espoir offrent une voie pour transcender les clivages ethniques et politiques.
À travers ce reportage de son plaidoyer, j’examine son analyse à la lumière de l’Accord d’Arusha de 2000, des réflexions d’experts, et notre vécu commun, nuançant certaines critiques tout en appuyant ses appels à la vérité et à la justice, souvent prévus par l’Accord mais trahis par nos leaders.
Les racines du mal — l'héritage colonial
Karayenga ouvre son plaidoyer en ancrant les racines des violences burundaises dans l'héritage colonial. Il retrace les racines historiques de l'idéologie qui sous-tend ces conflits aux théories déformées de Darwin, transformées par Gobineau en doctrine d'inégalité raciale et importées par les colonisateurs au 19e siècle.
L’ethnologue Allemand Hans Meyer, dans « Die Barundi » (1916), prônait la « neutralisation les Tutsi du Buha, du Burundi et du Rwanda » pour faciliter la colonisation. Les Belges, appliquant le « Divide et impera », ont figé les catégories sociales – Hutu, Tutsi, Ganwa, Twa – en « ethnies » inscrites sur des cartes d’identité. Cette stratégie de division ethnique culmina avec le « Manifeste des Bahutu » de 1957, influencé par des missionnaires européens comme Albert Mauss, demandant à la Belgique d'aider les Hutu à « se libérer des Tutsi qui nous ont dominés depuis des siècles ».
L’ex président burundais, Buyoya Pierre (dans « Mission impossible », Harmattan, p. 49) confirme cette analyse en précisant que « la société précoloniale n’était pas pour autant un Eden. Elle était traversée par des contractions, caractérisée par des inégalités et des luttes. Mais à aucun moment ces luttes ne prendront une tournure ethnique. »
L’héritage de cette division est toujours vivace. La déconstruction de ces mythes coloniaux constitue une étape cruciale pour transcender les clivages, posant les bases d’un dialogue sur nos souffrances communes.
La souffrance partagée — fondement d’un dialogue
Poursuivant son analyse, Karayenga met en garde contre une focalisation sur le seul génocide. Il souligne que « depuis 1965, le Burundi a été endeuillé par le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. » Ces atrocités ont touché toutes les communautés – Hutu, Tutsi, Ganwa, Twa. Il cite Ivar Serejeski, témoin des massacres de Tutsi à Teza en 1965 et de la répression brutale contre les Hutu, qualifiée de génocidaire.
Cette vision globale s’aligne avec l’Accord d’Arusha (Protocole I, chap. I, art. 3), qui reconnaît que « des actes de génocide et les crimes de guerre et d’autres crimes contre l’humanité ont été perpétrés depuis l’indépendance contre les communautés ethniques hutu et tutsi ». Nos récits familiaux confirment cette douleur partagée.
Prolongeant Karayenga, je crois qu’un dialogue inclusif, où chaque souffrance est honorée sans hiérarchisation des douleurs, peut poser les bases d'une réconciliation authentique. Mais ce dialogue exige une vérité rigoureuse, surtout face aux récits contradictoires qui divisent notre société et aux obstacles qui entravent son émergence.
La Vérité et ses obstacles — Un défi à relever
En matière de crimes de masse, nommer précisément les faits est fondamental. Les termes juridiques comme « génocide » ne peuvent être utilisés approximativement, au risque d’entraver toute justice crédible. Le génocide est une catégorie juridique précise et définie par la Convention de 1948, et ne peut être utilisé à des fins politiques ou émotionnelles. Cette rigueur est indispensable car mal nommer, c’est mal panser – voire entretenir la confusion et empêcher toute justice crédible.
Au Burundi, chacun s'accroche à « sa » vérité, tandis que l'absence de tradition judiciaire solide et la faible culture démocratique des élites, et leur refus de rendre des comptes bloquent le dialogue.
Karayenga déplore que le Burundi, « pays de l'Intahe par excellence », n’ait pas développé un système judiciaire traditionnel comparable au Gacaca rwandais. L'Accord d'Arusha (Protocole II, art. 9, par. 8) reconnait pourtant le rôle historique des Bashingantahe dans la justice et la cohésion sociale, mais leur politisation actuelle affaiblit leur crédibilité.
Le sociologue André Guichaoua, ancien témoin expert auprès du TPIR, éclaire ce défi dans « JusticeS transitionnelleS. Oser un modèle burundais » (2013). Il avertit que « la crédibilité des vérités énoncées et la légitimité d’une décision judiciaire ne s’imposent ni ne se décrètent ; elles doivent être reçues par les populations pour mener à la réconciliation ». Selon lui, « si la justice transitionnelle reste bloquée depuis de décennies, c'est qu'on ne veut pas ou qu'on ne peut pas structurellement ». Il souligne que « la légitimité de la justice transitionnelle ne peut être imposée de l’extérieur, ni décrétée par un pouvoir » et appelle à « débattre ouvertement et publiquement de la difficulté de parler du passé et de rendre justice aux victimes ».
Pour avancer, le Burundi doit créer un espace où « les vérités » de tous les groupes ethniques peuvent s'exprimer sans manipulation politique. L'échec des enquêtes sur les crimes passés et du projet UNESCO pour écrire une d'histoire commune du Burundi soulève une question fondamentale : qui a la légitimité d'accuser et de transformer les témoignages en preuves ?
Contrairement à d'autres pays où un camp vainqueur impose sa vérité, l'absence d'un vainqueur clair au Burundi complique la situation. Les processus négociés privilégient souvent la « réconciliation » au détriment de la justice, mais que signifie la réconciliation sans vérité ?
Restaurer l'impartialité et l'ancrage communautaire de l'Ubushingantahe, comme le souhaitait l'Accord d’Arusha, pourrait soutenir des forums locaux où les vérités plurielles – Hutu, Tutsi, Ganwa, Twa – s'expriment librement.
Vision nuancée des critiques de l'Accord d'Arusha
Cette réflexion sur la justice conduit à revisiter les critiques de Karayenga. Le 14 juillet 2003, dans son article « Journal du Burundi » publié sur Peace and Conflict Monitor, il qualifiait le partage du pouvoir ethnique de l'Accord d'« apartheid politique », dénonçant un « partage entre complices criminels ». Il accusait certains politiciens tutsis de protéger les assassins de Ndadaye et des Hutu de chercher l'impunité pour 1993. Il exigeait un TPIB, estimant l’immunité temporaire menant à l’« amnistie et l’impunité ».
Son argumentation fait écho au fait que Buyoya, soupçonné d'être le meneur du putsch qui a coûté la vie au président Ndadaye et ses collaborateurs, et Ntibantunganya, l'un des leaders du Frodebu accusé d'avoir commis le génocide des Tutsis, n'arrivent pas à construire une lecture commune des événements de 1993 (voir infra).
Si l'appel à la justice de Karayenga est légitime, l'Accord d'Arusha mérite une lecture plus nuancée. Il offrait en réalité une feuille de route complète mais trahie.
En guise d’exemple, le Protocole I, chapitre II, article 6, énonce des principes politiques et juridiques : création d’un TPIB et une CVR aux rôles clairs, excluant l'impunité pour les crimes graves, lutte contre l’impunité, prévention des crimes, éducation à la paix, création d’un observatoire national et régional contre le génocide, érection d’un monument national avec l’inscription « PLUS JAMAIS ÇA », instauration d’une Journée nationale de commémoration, et promulgation d’une législation contre les crimes internationaux. L'amnistie, limitée aux crimes politiques, et l'immunité provisoire des accords de 2003 étaient temporaires, en attendant la CVR et le TPIB.
Si toutes ces mesures avaient été respectées, elles auraient permis de punir les coupables, d’établir une histoire commune, et de prévenir de nouveaux crimes. Leur non-application reflète un manque flagrant de volonté politique. Comme Karayenga, l'Accord visait une justice rigoureuse, mais son échec vient des leaders qui l'ont saboté, non du texte. Son plaidoyer pour un TPIB, inscrit dans l'Accord, reste pertinent.
Prolongeant Karayenga, qui insiste sur le respect de « la douleur immense de toutes les victimes », je crois qu’un dialogue inclusif, où chaque souffrance est honorée, peut poser les bases d’une réconciliation. Ce dialogue exige une vérité judiciaire, surtout face aux récits contradictoires de notre histoire.
Lectures contradictoires — l’urgence d’une vérité judiciaire
L'histoire récente du Burundi illustre parfaitement ces lectures antagonistes du passé. A titre d’exemples, les massacres de Tutsi suivant l’assassinat du président Melchior Ndadaye en octobre 1993 font l'objet d'interprétations radicalement opposées, y compris parmi ceux qui ont occupé les plus hautes fonctions de l'État.
L'ex-président Sylvestre Ntibantunganya (Démocratie piégée, Iwacu, 2019, p. 243) parle d’« Agashavu » ou « colère populaire », un mouvement spontané de Hutu « exaltés» . À l’inverse, l’ex-président Pierre Buyoya (Mission Impossible, Harmattan, 1998, p. 103) affirme qu’ils étaient « organisés, orchestrés » dans une « logique génocidaire », et « ont constitué un véritable génocide ». Cette qualification de génocide a été corroborée par le rapport des experts de l’ONU de 1996 mentionné par Karayenga.
Karayenga met en lumière la tendance de certains à « monopoliser » le discours sur les crimes, à se poser en uniques victimes, en rejetant toute mise en perspective historique ou comparative. Le Burundi a connu plusieurs cycles de violence, avec des responsabilités partagées. Réduire ces tragédies à un seul récit, à un seul groupe, c’est trahir la complexité de notre histoire et empêcher toute réconciliation sincère.
Ces contradictions montrent l’urgence d’une commission internationale impartiale, comme le prône Karayenga et l’accord d’Arusha. Le blocage du rapport de 1996 par une représentante américaine, pour éviter de reconnaître un second génocide régional, est une « absurdité totale » pour lui. Ces récits opposés, où chaque camp instrumentalise les souffrances pour légitimer sa propre narration, renforcent son appel à une justice internationale et indépendante, un préalable à toute réconciliation. Cette exigence de justice s'accompagne, selon Karayenga, d'un appel à la vérité.
Une justice internationale — prévue mais sabotée
Dans cette quête de vérité, Karayenga insiste sur la justice, plaidant pour un Tribunal Pénal International pour le Burundi (TPIB), prévu par l'Accord d'Arusha (Protocole I, chap. II, art. 11, 18).
Il dénonce les obstacles internationaux et nationaux à la reconnaissance des crimes. Il relate qu'une ancienne représentante des États-Unis au Conseil de Sécurité aurait bloqué le rapport des experts de l’ONU de 1996 attestant que les Tutsi burundais ont été victimes de génocide en 1993. Selon cette représentante, « l’ONU ne devrait pas reconnaître un génocide des Tutsi au Burundi perpétré par des Hutu, car au Rwanda déjà, des Hutu ont été reconnus coupables d'avoir planifié et mis en œuvre le génocide des Tutsi de 1994 », — une position que Karayenga qualifie d'« absurdité totale ». Il critique aussi l'actuelle Commission Vérité et Réconciliation (CVR), qu’il qualifie de « Commission Vindicte et Revanche » pour sa partialité manifeste.
Son constat est juste, mais l'Accord anticipait précisément ces mécanismes. La CVR devait établir la vérité sur les violences depuis 1962 sans qualifier les crimes graves, réservés à une commission internationale (Protocole I, chap. II, art. 8, al. 1.a). Elle devait être créée dans les six mois de la transition, pour un mandat de deux ans, extensible d'un an (Protocole V, art. 5, al. 4).
Pourtant, née en 2014 après quatorze ans, la CVR viole l'Accord : les lois n° 1/18 (15 mai 2014) et n° 1/022 (6 novembre 2018) lui attribuent illégitimement le droit de qualifier tous les crimes, menant à une qualification biaisée des événements de 1972 comme un « génocide contre les Hutu ». De plus, en 2014, Pierre Nkurunziza a instruit Clotilde Nibigira, alors ministre de la Justice, de congédier sans ménagement une délégation de l’ONU venue proposer un TPIB.
Cette trahison des principes de l'Accord par les leaders de la transition, aujourd'hui dans l'opposition, et par le CNDD-FDD au pouvoir, révèle des intérêts politiques particuliers primant sur la justice – un point essentiel souligné par Karayenga.
La mémoire — un pont vers l’unité nationale
Malgré cette trahison des mécanismes prévus, nous devons exiger un dialogue qui s’enracine dans la mémoire, un thème cher à Karayenga, qui voit en elle un outil indispensable pour guérir les blessures collectives.
L’historien burundais, Melchior Mukuri (« JusticeS transitionnelleS. Oser un modèle burundais », 2013), souligne qu’« une mémoire sacralisée, nourrie de rancœurs, entrave le vivre-ensemble ; elle doit unir en passant du désaccord à l’accord ». L’adage kirundi « Utara mu nda ukimbura ibiboze » (ce que l’on garde longtemps dans son ventre en sort pourri) nous rappelle qu’enfouir le passé est toxique ; il faut l’affronter pour avancer collectivement.
Pourtant, des obstacles majeurs entravent cette démarche mémorielle : enquêtes inachevées ou inexistantes sur les crimes qu’a connus le Burundi depuis son indépendance, et échec du programme UNESCO pour construire une histoire commune. Ces blocages soulèvent une question cruciale : qui organise la parole pour transformer les mémoires individuelles en une histoire partagée et acceptée par tous ?
Documenter rigoureusement tous les crimes est urgent, car les témoins directs disparaissent progressivement et les traces matérielles s'effacent. Un processus alliant les Bashingantahe à un Tribunal Pénal International pour le Burundi (TPIB), comme prévu par l’Accord d’Arusha, pourrait ancrer la mémoire dans des mécanismes concrets et légitimes, faisant d'elle un véritable pont vers l'unité nationale.
Reconstruire le Burundi — une voie possible
Que faire pour contribuer à reconstruire notre pays, le Burundi, qui a tant souffert des génocides et autres crimes, qui souffre encore, mais dont les habitants ont hâte de retrouver un « vivre ensemble » durable ? Comment, après ces traumatismes profonds, « penser la mémoire », comme le dit le titre d’un livre du philosophe français Paul Ricœur, par l’histoire, avec un passage par la justice, la réconciliation et peut-être le pardon, vers une forme d’« oubli » qui ouvre vers l’avenir ?
Le temps de l’oubli est encore loin. Il faut d’abord accomplir un travail de mémoire approfondi, écrire l’histoire, construire une histoire commune, traverser tous les rituels essentiels de la recherche — non pour une vérité absolue, mais par un consensus au-delà des vérités partielles et partiales. Cela exige une justice plurielle —pénale via un TPIB, coutumière via les Bashingantahe réhabilités, restaurative – malgré ses défis considérables que cela représente.
Dans son propos, Karayenga conclut en paraphrasant la Déclaration universelle des droits humains : « Les Barundi naissent libres et égaux en droit et en dignité. » Cet appel à respecter la douleur de toutes les victimes — Hutu, Tutsi, Ganwa, Twa — est un cri d’unité qui transcende les clivages ethniques.
Comme Desmond Tutu en Afrique du Sud, nous devons croire que la réconciliation doit venir de nous-même, fondée sur l’idée l'idée fondamentale que les Burundais partagent une égale dignité, quelles que soient leurs origines.
Nous, Burundais, connaissons la résilience extraordinaire de notre peuple. Nos marchés, bars, écoles et lieux de culte sont des espaces où nous cohabitons encore malgré tout. Cette coexistence, fragile mais réelle, est un socle pour l’avenir.
Inspirons-nous des Gacaca rwandais ou de la CVR sud-africaine, tout en forgeant nos propres chemins, ancrés dans l’Intahe et le dialogue sincère qui n'esquive pas les questions difficiles.
Posons-nous collectivement ces questions essentielles : comment honorer toutes les mémoires sans raviver les blessures ? Quelles histoires raconter à nos enfants pour qu’ils grandissent dans un Burundi apaisé, réconcilié avec son passé ?
Avec rigueur, humilité et courage, nous pouvons bâtir un Burundi réconcilié, où chaque victime est honorée, chaque vérité entendue, et chaque pas tourné vers l’unité nationale. L’adage kinyarwanda « Kwikiliza ntibibuza uwanga kwanga » (accepter n’empêche pas le refus) nous invite à persévérer : malgré les obstacles, choisissons résolument la voie de la paix et de la réconciliation.