Burundi, 26 avril 2015 – 26 avril 2025 : Dix ans debout
Sindumuja - Les prémices d'une journée historique
L'aube se levait à peine sur Bujumbura ce 26 avril 2015 avec une fraicheur douce malgré ce mois d'avril habituellement marqué par des pluies abondantes. Ce jour-là, comme si le ciel lui-même voulait être témoin de notre détermination, aucun nuage ne menaçait à l'horizon. Le soleil allait être au rendez-vous, tout comme nous… Un silence étrange planait sur la ville, comme si elle retenait son souffle avant la tempête.
Plus tard dans la matinée, dans les quartiers de Kanyosha, Musaga, Nyakabiga, Ngagara, Cibitoke et Mutakura, des silhouettes se glissaient dans les ruelles, convergeant vers des points de rassemblement convenus la veille. Les radios diffusaient les dernières nouvelles tandis que le café du matin se préparait dans les maisons. Au loin, le lac Tanganyika scintillait, indifférent au drame qui allait se jouer.
Unis dans la diversité contre l’injustice
Ils étaient venus de tous les horizons– Hutus, Tutsis, Twas, étudiants, chômeurs, petits commerçants, fonctionnaires, taximen, etc. — tous unis pour refuser le troisième mandat présidentiel annoncé la veille. Sur leurs visages se lisait cette détermination tranquille de ceux qui savent qu'ils écrivent l'histoire, même s'ils ignorent encore le prix qu'ils devront payer.
« Temba ! Temba, Harageze ! » (Dégagez ! Dégagez, il est temps !), . « Twatwawe n'ibisiga ntitwabimenya ! » (On a été dirigés par des rapaces sans le savoir) Les premiers chants s'élevèrent de la foule grandissante, d'abord timides puis de plus en plus assurés. Les manifestants avançaient en colonnes disciplinées, certains brandissant des branches d'arbres en signe de paix et de joie, d'autres des pancartes rappelant leur attachement aux accords d'Arusha et à la constitution qui en est issue. Un cordon de sécurité encadrait le cortège, veillant à ce que tout reste pacifique.
Le soleil montait dans le ciel, inondant les rues de sa lumière implacable. La chaleur devenait étouffante, mais personne ne semblait y prêter attention. Chaque pas était une affirmation, chaque slogan scandé un acte de résistance. Cet élan collectif transcendait la peur, créant cette bulle rare où le courage devient contagieux.
La répression s'abat
Au carrefour près du camp Muha survint la première confrontation. Les policiers, d'abord impressionnés par la marée humaine, reculèrent momentanément. Puis une camionnette arriva. Des policiers en descendirent et commencèrent à tirer en l'air, à lancer des gaz lacrymogènes.
La foule se dispersa dans un chaos de cris de terreur et de courses effrénées. L'air s'emplit d'une fumée âcre qui brûlait les yeux et la gorge. Des foulards mouillés plaqués sur le visage, les manifestants cherchaient refuge dans les ruelles adjacentes. Cette fuite désespérée mena certains d’entre nous vers la rivière Mpimba derrière l'école de Musaga, frôlant des militaires qui, surpris par la violence soudaine, nous laissèrent passer sans intervenir. Les jambes s'enfonçant dans la boue traîtresse, nous nous agrippions aux roseaux pour traverser, certains perdant leurs chaussures dans cette fange qui semblait vouloir nous retenir comme nos propres doutes sur notre lutte. Épuisés mais momentanément sauvés, nous atteignîmes enfin l'autre rive, haletants et trempés, les jambes souillées jusqu'aux genoux.
Une fois la première vague de panique passée, les manifestants se sont regroupés, plus nombreux encore, plus déterminés. Un jeu de chat et de souris s'est engagé avec la police : nous dressions des barricades, ils venaient les enlever. Nous reculions face aux gaz, puis revenions dès que l'air s'éclaircissait.
« Jean Nepo », le premier martyr
C'est alors que la nouvelle se propagea comme une onde de choc : Jean Nepomuscène Kamezamahoro dit « Jean Nepo », un scout de seize ans, venait d'être froidement abattu à bout portant par la police sur l'avenue Buconyori, à Ngagara. Il levait les bras, sans arme, quand une balle l'avait fauché. « Le premier martyr, » murmuraient les manifestants, le visage décomposé. Cet adolescent qui rêvait de devenir prêtre ou militaire comme son grand frère incarnait malheureusement désormais le prix de la résistance.
Cette assassinat cristallisa la colère. Les manifestant étaient sous le choc, mais cela ne fit que renforcer leur détermination. Ils se regroupèrent, plus nombreux encore. Un jeu mortel s'engagea avec la police : barricades dressées puis détruites, reculs face aux gaz, puis retours dès que l'air s'éclaircissait.
La solidarité dans le chaos
Au fil des heures, une extraordinaire solidarité se manifestait. Les ambulances de la Croix-Rouge fendaient la foule pour évacuer les blessés. Des habitants apportaient spontanément eau, nourriture et lait pour atténuer les effets des gaz. Cette intégrité au milieu du chaos renforçait le sentiment d'une lutte légitime.
Trésor, un deuxième innocent sacrifié
Quand le soir tomba, un deuxième drame frappa. Trésor courait comme tant d'autres pour échapper à la police à la 2è rue de Musaga. Au moment où il atteignait la porte d'un salon de coiffure, un policier tira à bout portant, son genou à terre, un autre plié et un œil dans le guidon de son fils pour ne pas le rater. Une balle se logea dans son cou. Il s'effondra, son sang jaillissant comme une accusation muette contre la brutalité de la répression. Une ambulance de la Croix-Rouge arriva quelques minutes plus tard et l'évacua, sirène hurlante comme un cri de douleur collective.
Ce prénom — Trésor — portait tout le poids des espoirs qu'une famille place sur les épaules fragiles d'un enfant. Quinze ans à peine, et déjà porteur de toute la richesse d'un avenir à construire. Il ne manifestait même pas – simple adolescent curieux emporté dans les remous d'une ville en ébullition. Malheureusement, ce garçon dont le seul tort avait été de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment est récemment décédé, des suites de cette balle.
La nuit des certitudes
Cette nuit-là, dans les bars des quartiers, les manifestants se retrouvèrent, épuisés mais résolus et exaltés. Leurs vêtements portaient les traces de la journée : poussière, sueur, et cette odeur caractéristique de pneus brûlés qui imprégnait maintenant toute la ville. Leurs chaussures étaient noires de cendres, leurs gorges irritées par les gaz et la fumée. Autour des tables, chacun partageait son expérience, entre peur, fierté et espoir. La certitude grandissait : le pouvoir frapperait encore plus fort. Mais ils seraient là, le lendemain, encore plus déterminés.
Le Burundi s'était réveillé, et rien ne serait plus comme avant les jours suivants. Beaucoup de morts, de blessés, de disparus et surtout des réfugiés. Le soleil avait été témoin de leur courage, mais aussi de leur douleur face à la mort d'innocents.
Dix ans après : la flamme de l’espoir
Dix ans plus tard, la flamme allumée ce 26 avril continue de brûler dans les cœurs des témoins de cette journée. Éparpillés dans les camps de réfugiés, dans les capitales étrangères où l'exil les a menés, ou sur cette terre burundaise où certains résistent en silence – tous portent la même mémoire vive.
Nous sommes devenus une diaspora de la résistance, reliés par des fils que ni frontières ni années n'ont pu briser. Nos moyens de lutte ont changé – certains écrivent, d'autres témoignent, d'autres préservent la culture. Mais l'essence reste : la quête d'un Burundi où la dignité humaine n'est pas négociable.
L'unité comme héritage
À ceux qui poursuivent cette lutte sous toutes ses formes, souvenez-vous que nous avons vu un peuple transcender ses divisions ancestrales, s'unir au-delà des ethnies et des clivages politiques. Ce que le 26 avril 2015 nous a enseigné, c'est que notre force réside dans cette unité que le pouvoir a tant tenté de briser.
Aux jeunes Burundais qui grandissent sans avoir connu cette journée, apprenez cette histoire qui est la vôtre. Jean Népo et Trésor ainsi que d’autres étaient des adolescents comme vous, avec des rêves simples mais précieux. Leur souvenir nous rappelle que la liberté se gagne par le courage de ceux qui refusent l'injustice.
L'espoir n'est pas un vain mot. Il se nourrit de nos mémoires partagées et de notre refus de l'indifférence. Ce qui fait notre force aujourd'hui, c'est ce qui nous unissait dans les rues de Bujumbura : l'appartenance à un même peuple partageant un même destin.
Dix ans après, qu'importe où nous sommes – au Burundi ou à l'autre bout du monde – nous restons unis par cette conviction : le changement viendra, pas à pas, si nous restons fidèles à l'esprit qui nous animait ce jour-là.
La route est encore longue, mais chaque pas nous rapproche de ce Burundi libre et juste dont nous avons entrevu la possibilité, l'espace d'une journée d'avril 2015, quand nous marchions ensemble sous le soleil de Bujumbura.
Regards croisés, le 26 avril 2025